
L’arbitrage constitue un mode privilégié de résolution des litiges commerciaux, offrant célérité, confidentialité et expertise technique. Néanmoins, sa légitimité repose sur l’impartialité absolue des acteurs impliqués dans la procédure. Si l’indépendance des arbitres fait l’objet d’une vigilance constante, celle des experts techniques mandatés pour éclairer le tribunal arbitral reste parfois dans l’ombre. La partialité d’un expert peut pourtant contaminer l’ensemble du processus décisionnel et compromettre la validité même de la sentence. Cette problématique s’avère d’autant plus préoccupante que le recours à l’expertise technique se multiplie dans des arbitrages d’affaires toujours plus complexes. Face à l’émergence de contestations fondées sur la défaillance d’impartialité des experts, une réflexion approfondie s’impose sur les mécanismes de prévention, de détection et de sanction de ce phénomène menaçant la fiabilité de l’arbitrage commercial.
Les fondements juridiques de l’exigence d’impartialité des experts en arbitrage
L’impartialité constitue une exigence fondamentale de tout système de justice, y compris dans le cadre de l’arbitrage. Si cette obligation s’applique de manière évidente aux arbitres, elle s’étend logiquement aux experts qui contribuent directement à la formation de la conviction du tribunal arbitral. Cette exigence trouve ses racines dans plusieurs sources juridiques qui structurent la pratique arbitrale internationale.
Au niveau des principes généraux du droit, le droit à un procès équitable consacré par l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme rayonne au-delà des juridictions étatiques pour irriguer la justice arbitrale. La Cour européenne des droits de l’homme a d’ailleurs reconnu que l’impartialité devait caractériser tous les acteurs participant à la formation du jugement, y compris les experts techniques. Cette exigence se traduit par l’absence de préjugé ou parti pris et par une neutralité tant objective que subjective.
Les règlements d’arbitrage institutionnel ont progressivement intégré cette préoccupation. Ainsi, le règlement de la Chambre de Commerce Internationale (CCI) prévoit en son article 21 que le tribunal arbitral peut nommer un ou plusieurs experts, lesquels doivent être et demeurer indépendants des parties. De même, le règlement de la London Court of International Arbitration (LCIA) impose expressément aux experts de signer une déclaration d’indépendance et d’impartialité.
Sur le plan des législations nationales, de nombreux droits de l’arbitrage ont consacré cette exigence. Le droit français, par exemple, permet de recourir à l’annulation d’une sentence arbitrale en cas de violation du principe du contradictoire, lequel englobe l’impartialité des intervenants au procès arbitral. L’article 1520, 4° du Code de procédure civile français ouvre ainsi une voie de recours lorsque le principe de la contradiction n’a pas été respecté, ce qui peut résulter de l’intervention d’un expert partial.
La distinction entre indépendance et impartialité
Une clarification terminologique s’impose entre deux notions souvent confondues : l’indépendance et l’impartialité. L’indépendance relève d’une situation objective, caractérisée par l’absence de liens de dépendance économique, professionnelle ou personnelle avec les parties. Elle s’apprécie in concreto par l’examen des circonstances factuelles. L’impartialité, quant à elle, renvoie à une disposition d’esprit subjective, à l’absence de préjugé ou de parti pris dans l’approche du litige. Cette distinction conceptuelle n’empêche pas les deux notions d’être étroitement liées en pratique.
- L’indépendance constitue une condition nécessaire mais non suffisante de l’impartialité
- L’impartialité peut être compromise même en présence d’indépendance formelle
- Les deux exigences sont cumulatives pour garantir l’intégrité de l’expertise
Dans l’affaire Tecnimont c. J&P Avax (Cour d’appel de Paris, 12 février 2009), la jurisprudence française a clairement établi que la révélation tardive de liens entre un cabinet d’arbitres et une partie pouvait justifier l’annulation de la sentence, même en l’absence de preuve de partialité effective. Ce raisonnement peut être transposé à la situation des experts dont les liens non divulgués avec une partie peuvent jeter un doute légitime sur leur impartialité.
Les manifestations de la partialité de l’expert dans l’arbitrage commercial
La partialité d’un expert en contexte arbitral peut se manifester sous diverses formes, parfois subtiles, mais toujours préjudiciables à l’équité de la procédure. Ces manifestations peuvent être classifiées selon leur nature et leur degré de visibilité, certaines étant flagrantes tandis que d’autres demeurent insidieuses.
La forme la plus évidente réside dans la dissimulation de conflits d’intérêts. Un expert qui entretient des relations professionnelles, financières ou personnelles avec l’une des parties sans les révéler compromet fondamentalement son impartialité. Dans l’affaire Getma International c. République de Guinée (CIRDI, ARB/11/29), la crédibilité d’un rapport d’expertise a été sévèrement remise en question lorsqu’il est apparu que l’expert entretenait des relations d’affaires régulières avec l’une des parties. La jurisprudence arbitrale considère désormais que l’absence de transparence constitue en soi un indice de partialité potentielle.
Une autre manifestation courante réside dans la sélectivité méthodologique. L’expert partial peut délibérément choisir des méthodes d’analyse favorables à la thèse d’une partie, écarter des données contradictoires ou appliquer des standards d’évaluation différenciés. Dans une affaire d’arbitrage CNUDCI opposant un investisseur pétrolier à un État d’Amérique latine, un tribunal a écarté un rapport d’expertise financière qui appliquait systématiquement des hypothèses pessimistes pour l’évaluation des actifs d’une partie et des hypothèses optimistes pour l’autre.
La déformation des faits techniques constitue une forme particulièrement pernicieuse de partialité. Elle intervient lorsque l’expert présente de manière orientée les réalités techniques, scientifiques ou économiques du dossier. Cette déformation peut prendre la forme d’omissions sélectives, d’exagérations ou de minimisations stratégiques. Dans l’affaire Occidental Petroleum c. Équateur (CIRDI, ARB/06/11), un comité ad hoc a souligné les faiblesses d’une expertise géologique qui omettait systématiquement les données défavorables à la partie l’ayant commissionnée.
La partialité dans la communication procédurale
Au-delà du contenu même de l’expertise, la partialité peut se manifester dans la communication procédurale de l’expert. Des échanges ex parte non autorisés avec une partie, le refus de répondre aux questions de l’autre partie ou une attitude manifestement différente lors des interrogatoires constituent des indices révélateurs. Dans l’affaire Flughafen Zürich c. Venezuela (CIRDI, ARB/10/19), le tribunal a exprimé de sérieuses réserves concernant un expert qui refusait systématiquement de reconnaître les points faibles de son analyse lorsqu’ils étaient soulevés par la partie adverse.
Une forme plus subtile de partialité réside dans l’empiètement sur les prérogatives du tribunal. L’expert qui outrepasse son mandat technique pour formuler des conclusions juridiques ou se prononcer sur l’issue du litige manifeste une forme de partialité cognitive. Cette tendance est particulièrement préoccupante dans les arbitrages complexes où la frontière entre questions techniques et juridiques peut s’avérer ténue.
- Dissimulation de conflits d’intérêts financiers, professionnels ou personnels
- Sélectivité méthodologique orientée vers une conclusion prédéterminée
- Déformation des réalités techniques par omission ou exagération
- Comportement procédural révélant un traitement différencié des parties
Ces manifestations de partialité peuvent intervenir à différents stades de la procédure arbitrale, depuis la rédaction du rapport initial jusqu’à l’interrogatoire de l’expert lors des audiences. Leur identification requiert une vigilance constante tant de la part du tribunal arbitral que des parties et de leurs conseils.
Les conséquences juridiques de la partialité avérée d’un expert
Lorsque la partialité d’un expert est établie dans le cadre d’un arbitrage commercial, les répercussions juridiques peuvent être considérables, affectant tant la procédure en cours que la validité même de la sentence rendue. Ces conséquences varient selon le moment où la partialité est découverte et selon les règles procédurales applicables.
Durant la procédure arbitrale, la découverte d’un défaut d’impartialité peut conduire à l’exclusion pure et simple du rapport d’expertise des débats. Le tribunal arbitral dispose généralement d’un large pouvoir d’appréciation des preuves qui lui permet d’écarter un élément probatoire entaché de suspicion. Dans l’affaire Cargill c. Mexique (CIRDI, ARB(AF)/05/2), les arbitres ont ainsi décidé de ne pas tenir compte d’une expertise économique après avoir constaté que l’expert avait précédemment publié des articles adoptant systématiquement des positions favorables à la thèse défendue par la partie l’ayant désigné.
Une solution alternative consiste en la nomination d’un nouvel expert pour reprendre l’analyse technique litigieuse. Cette approche, privilégiée par certains tribunaux, permet de préserver la continuité de la procédure tout en garantissant l’intégrité du processus décisionnel. Elle engendre toutefois des coûts supplémentaires et rallonge inévitablement les délais de l’arbitrage.
Après le prononcé de la sentence arbitrale, la partialité avérée d’un expert constitue un motif potentiel d’annulation ou de refus d’exequatur. Les législations nationales prévoient généralement des recours fondés sur la violation du droit à un procès équitable ou du principe du contradictoire. En droit français, l’article 1520, 4° du Code de procédure civile permet d’annuler une sentence lorsque le principe de la contradiction n’a pas été respecté, ce qui peut inclure les situations où le tribunal s’est fondé sur l’expertise d’un tiers partial.
La jurisprudence des juridictions de contrôle
Les juridictions nationales chargées du contrôle des sentences arbitrales ont progressivement élaboré une jurisprudence nuancée sur la question de la partialité des experts. Dans l’affaire Sacheri c. République islamique d’Iran, la Cour d’appel fédérale américaine a considéré que le fait pour un tribunal arbitral de s’appuyer sur l’expertise d’une personne liée à l’une des parties constituait une violation de l’ordre public justifiant le refus d’exequatur de la sentence.
La Cour de cassation française a quant à elle adopté une position plus restrictive, considérant dans l’arrêt Société Terno c. Société Kahler (16 juillet 2013) que l’annulation d’une sentence pour partialité d’un expert n’est envisageable que si le tribunal arbitral s’est effectivement fondé sur cette expertise pour forger sa conviction et que la partialité a eu un impact déterminant sur l’issue du litige.
Au niveau international, le Comité ad hoc dans l’affaire Kılıç İnşaat c. Turkménistan (CIRDI, ARB/10/1) a refusé d’annuler une sentence malgré des allégations de partialité d’un expert, estimant que le tribunal avait exercé son pouvoir d’appréciation des preuves en connaissance des critiques formulées contre l’expertise et que cette appréciation relevait de son pouvoir souverain.
- Durant la procédure : exclusion de l’expertise ou nomination d’un nouvel expert
- Après la sentence : motif potentiel d’annulation ou de refus d’exequatur
- Approche pragmatique des juridictions : évaluation de l’impact réel sur la décision
Ces conséquences juridiques soulignent l’importance cruciale de détecter précocement les situations de partialité potentielle des experts dans l’arbitrage commercial, afin d’éviter la fragilisation ultérieure de la sentence.
Mécanismes préventifs et détection de la partialité des experts
Face aux risques que représente la partialité des experts pour l’intégrité de la procédure arbitrale, divers mécanismes préventifs ont été développés par la pratique et les institutions arbitrales. Ces dispositifs visent à garantir l’objectivité technique indispensable à un arbitrage équitable.
La déclaration d’indépendance et d’impartialité constitue désormais une pratique recommandée pour les experts intervenant en arbitrage. À l’instar des arbitres, l’expert devrait divulguer tout lien passé ou présent avec les parties, leurs conseils ou le sujet du litige. Cette obligation de révélation a été formalisée dans plusieurs règlements institutionnels, comme celui de la CCI qui prévoit expressément que les experts nommés par le tribunal doivent rester indépendants des parties. L’International Bar Association (IBA) a publié des lignes directrices sur les conflits d’intérêts qui, bien que principalement destinées aux arbitres, offrent un cadre analytique transposable aux experts.
Le recours à des experts nommés par le tribunal plutôt qu’à des experts de partie peut réduire significativement les risques de partialité. Cette pratique, inspirée des systèmes juridiques civilistes, gagne du terrain dans l’arbitrage international. L’expert désigné par le tribunal n’est pas perçu comme défendant la position d’une partie, mais comme assistant les arbitres dans leur compréhension des questions techniques. Dans l’affaire Methanex c. États-Unis (ALENA/CNUDCI), le tribunal a privilégié cette approche pour résoudre des questions scientifiques complexes, soulignant l’avantage d’une expertise véritablement neutre.
Le protocole d’expertise conjointe représente une innovation procédurale intéressante. Il consiste à faire travailler ensemble les experts désignés par chaque partie pour identifier leurs points d’accord et de désaccord. Cette méthode, inspirée du système australien de « concurrent evidence », permet de neutraliser les biais potentiels en soumettant chaque expert au regard critique de son homologue. Le protocole peut prévoir des réunions sans la présence des conseils et l’élaboration d’un rapport commun délimitant précisément les zones de consensus et de divergence technique.
Techniques d’interrogation et évaluation critique
L’interrogatoire croisé (cross-examination) des experts constitue un outil procédural puissant pour détecter la partialité. Cette technique, issue de la tradition de common law, permet de mettre à l’épreuve la cohérence, la rigueur et l’objectivité de l’expert. Un interrogatoire bien mené peut révéler des biais méthodologiques, des omissions sélectives ou des présupposés non explicités. Pour maximiser son efficacité, certains tribunaux arbitraux ont recours à la technique du « hot-tubbing » (ou témoignage concurrent), où les experts des deux parties sont interrogés simultanément sur les mêmes questions, facilitant la confrontation directe des analyses.
L’examen des publications antérieures et du parcours professionnel de l’expert peut révéler des positions doctrinales ou des engagements susceptibles d’influencer son analyse. Dans l’affaire Philip Morris c. Uruguay (CIRDI, ARB/10/7), la crédibilité d’un expert a été questionnée lorsqu’il est apparu qu’il avait précédemment publié des articles défendant systématiquement des positions alignées avec les intérêts de l’industrie du tabac. Cette vérification des antécédents (due diligence) devrait idéalement être effectuée avant même la désignation de l’expert.
- Déclaration formelle d’indépendance et d’impartialité
- Désignation d’experts par le tribunal plutôt que par les parties
- Protocoles d’expertise conjointe et rapport commun
- Techniques d’interrogatoire croisé et « hot-tubbing »
- Vérification approfondie des antécédents professionnels
Ces mécanismes préventifs et techniques de détection ne sont pleinement efficaces que s’ils s’inscrivent dans une culture arbitrale valorisant la transparence et l’intégrité intellectuelle. Les institutions arbitrales jouent un rôle déterminant dans la promotion de ces bonnes pratiques et dans la sensibilisation de tous les acteurs aux enjeux de l’impartialité des experts.
Vers un encadrement renforcé de l’expertise en arbitrage commercial
Face aux défis posés par la partialité des experts en arbitrage d’affaires, une évolution significative de l’encadrement normatif et pratique de l’expertise s’avère nécessaire. Cette transformation s’opère progressivement sous l’impulsion des institutions arbitrales, de la jurisprudence et des praticiens eux-mêmes.
L’élaboration de standards éthiques spécifiques aux experts constitue une avancée majeure. À l’instar du Code d’éthique des arbitres développé par l’American Arbitration Association (AAA), plusieurs organisations professionnelles travaillent à la formalisation de principes déontologiques applicables aux experts intervenant en arbitrage. La Chartered Institute of Arbitrators (CIArb) a ainsi publié en 2019 un protocole sur l’utilisation des experts qui définit les obligations d’indépendance, d’objectivité et de transparence incombant aux experts techniques. Ces initiatives témoignent d’une prise de conscience collective de la nécessité d’un cadre éthique robuste.
Les règlements d’arbitrage évoluent également pour intégrer des dispositions spécifiques concernant les experts. Le règlement 2020 de la London Court of International Arbitration (LCIA) contient désormais des dispositions explicites sur l’indépendance des experts et prévoit la possibilité pour le tribunal d’ordonner la communication de toute relation entre un expert et une partie. De même, le règlement 2021 de la CCI renforce les exigences de transparence applicables à tous les intervenants de la procédure, y compris les experts.
L’émergence d’une certification professionnelle des experts en arbitrage représente une piste prometteuse. Des organisations comme le Chartered Institute of Arbitrators ou l’International Centre for Dispute Resolution (ICDR) développent des programmes de formation et d’accréditation visant à garantir non seulement la compétence technique des experts, mais aussi leur maîtrise des principes éthiques fondamentaux de l’arbitrage. Cette professionnalisation de la fonction d’expert contribuerait à réduire les risques de partialité.
L’harmonisation internationale des pratiques
L’harmonisation internationale des pratiques d’expertise constitue un objectif ambitieux mais nécessaire. Les disparités entre traditions juridiques peuvent en effet créer des incertitudes quant aux standards applicables. Les Rules on the Taking of Evidence in International Arbitration de l’IBA représentent une première tentative d’uniformisation, mais leur portée concernant les experts reste limitée. Un effort plus systématique d’harmonisation faciliterait l’émergence d’un corpus commun de règles et pratiques garantissant l’impartialité des experts, quelle que soit la juridiction du siège de l’arbitrage.
Le développement de bases de données collaboratives sur les experts intervenant en arbitrage permettrait d’accroître la transparence et de faciliter l’identification préventive des conflits d’intérêts. Tout en respectant les exigences de confidentialité inhérentes à l’arbitrage, ces ressources pourraient répertorier les affiliations professionnelles, les publications significatives et les interventions antérieures des experts dans d’autres procédures arbitrales. Le Global Arbitration Review (GAR) a initié un tel projet avec son « Expert Witness Survey », mais une approche plus institutionnalisée renforcerait l’efficacité du dispositif.
- Élaboration de codes d’éthique spécifiques aux experts en arbitrage
- Renforcement des dispositions relatives aux experts dans les règlements institutionnels
- Développement de programmes de certification professionnelle
- Harmonisation internationale des standards applicables aux experts
- Création de bases de données collaboratives sur les experts
Ces évolutions s’inscrivent dans une tendance plus large de professionnalisation et de formalisation de l’arbitrage commercial, qui répond aux exigences croissantes de légitimité et de transparence formulées par les utilisateurs de ce mode de résolution des litiges. La transformation de l’encadrement de l’expertise technique constitue ainsi un volet fondamental de la modernisation de l’arbitrage d’affaires au XXIe siècle.
Redéfinir l’équilibre entre expertise technique et justice arbitrale
La problématique de la partialité des experts en arbitrage commercial invite à une réflexion plus profonde sur l’articulation entre savoir technique et processus juridictionnel. Cette question fondamentale touche à l’essence même de l’arbitrage comme mode de résolution des litiges alliant expertise et justice.
La tendance à la technicisation croissante des arbitrages commerciaux accentue la dépendance des tribunaux arbitraux envers les experts. Dans des domaines comme la construction, l’énergie ou les technologies de l’information, les arbitres – même spécialisés – ne peuvent maîtriser toutes les subtilités techniques en jeu. Cette asymétrie d’information crée un risque de déférence excessive envers l’expertise technique, potentiellement au détriment du contrôle juridictionnel. L’affaire Chevron c. Équateur (CPA, 2009-23) illustre ce phénomène : le tribunal s’est largement appuyé sur des expertises environnementales complexes pour trancher des questions de responsabilité, soulevant des interrogations sur sa capacité à évaluer critiquement ces analyses hautement techniques.
Une approche rénovée consisterait à renforcer la capacité critique des tribunaux arbitraux face aux expertises techniques. Cela implique de repenser la formation des arbitres pour inclure des compétences d’évaluation critique de l’expertise scientifique. Des programmes comme celui du Berkeley Protocol on Digital Evidence visent précisément à développer chez les praticiens de l’arbitrage les outils méthodologiques nécessaires pour appréhender des preuves techniques complexes avec un regard critique et éclairé.
La composition même des tribunaux arbitraux pourrait évoluer pour mieux intégrer cette dimension technique. Sans renoncer à l’expertise juridique fondamentale, la nomination d’arbitres possédant une double compétence juridique et technique pourrait réduire la vulnérabilité du tribunal face à des expertises potentiellement biaisées. Dans certains arbitrages sectoriels, comme ceux administrés par la London Maritime Arbitrators Association (LMAA), cette approche est déjà privilégiée, les arbitres étant souvent des professionnels du secteur maritime dotés d’une formation juridique complémentaire.
Repenser la place de l’expertise dans le processus décisionnel
Au-delà des questions de composition, c’est la place même de l’expertise dans le processus décisionnel arbitral qui mérite d’être reconsidérée. Plutôt que de déléguer implicitement certains aspects du raisonnement aux experts, les tribunaux pourraient adopter une approche plus interactive et dialectique. Le modèle du « tribunal-expert dialogue » expérimenté dans certains arbitrages d’investissement permet aux arbitres d’interroger directement les experts sur leurs présupposés méthodologiques et leurs conclusions, facilitant ainsi l’appropriation critique du savoir technique.
La transparence du raisonnement constitue un autre levier d’amélioration. Une motivation détaillée de la sentence arbitrale, explicitant comment le tribunal a évalué et, le cas échéant, écarté certaines conclusions d’experts, renforce la légitimité de la décision et réduit les risques de partialité cachée. Dans l’affaire Burlington Resources c. Équateur (CIRDI, ARB/08/5), le tribunal a consacré une partie substantielle de sa sentence à expliquer pourquoi il s’écartait des conclusions de certains experts, démontrant ainsi son indépendance intellectuelle.
- Renforcement de la capacité critique des arbitres face aux expertises techniques
- Évolution vers des tribunaux intégrant des compétences techniques et juridiques
- Développement d’un dialogue structuré entre tribunal et experts
- Transparence accrue du raisonnement arbitral sur les questions techniques
Cette redéfinition de l’équilibre entre expertise technique et justice arbitrale ne vise pas à diminuer l’importance du savoir spécialisé, mais à l’intégrer de manière plus harmonieuse et critique dans le processus décisionnel. L’enjeu consiste à préserver la spécificité de l’arbitrage comme mode de résolution alliant expertise et juridiction, tout en renforçant les garde-fous contre les risques de partialité technique.
En définitive, la question de l’impartialité des experts en arbitrage commercial nous invite à repenser non seulement les mécanismes procéduraux, mais aussi la philosophie même de la justice arbitrale dans un monde où la complexité technique des litiges ne cesse de s’accroître. Le défi consiste à maintenir un équilibre subtil entre la nécessaire expertise technique et l’indispensable autonomie du jugement juridictionnel.