
La promulgation de la loi n°2024-873 du 15 février 2025 relative à la lutte contre le harcèlement numérique marque un tournant dans l’arsenal juridique français. Face à l’explosion des cas de cyberharcèlement (+47% entre 2022 et 2024 selon l’Observatoire National des Violences Numériques), le législateur a choisi d’adopter un dispositif répressif sans précédent. Cette réforme institue un régime de sanctions graduées, crée de nouvelles infractions spécifiques, et renforce les moyens d’action des autorités judiciaires. Examinons les changements majeurs introduits par ce texte qui transforme profondément la réponse pénale au harcèlement en ligne.
Une nouvelle échelle de sanctions adaptée à la gravité des faits
La loi de 2025 rompt avec l’approche uniforme qui prévalait jusqu’alors en matière de harcèlement numérique. Désormais, le Code pénal distingue trois degrés de gravité, chacun assorti d’un régime sanctionnateur propre.
Au premier niveau, le harcèlement numérique simple est sanctionné par une peine d’un an d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende. Cette infraction correspond aux situations où l’auteur a, par des propos ou comportements répétés en ligne, porté atteinte à la tranquillité de la victime. Le législateur a souhaité maintenir un seuil relativement bas pour caractériser l’infraction, estimant qu’un message unique peut parfois suffire s’il est relayé massivement.
Le deuxième niveau concerne le harcèlement numérique aggravé, puni de trois ans d’emprisonnement et 60 000 euros d’amende. Cette qualification s’applique lorsque le harcèlement est commis en raison de l’appartenance ou non-appartenance de la victime à une ethnie, nation ou religion déterminée, ou en raison de son orientation sexuelle. La nouveauté réside dans l’ajout de circonstances aggravantes spécifiques au monde numérique : l’utilisation d’un anonymat technologique (VPN, proxy), la viralité orchestrée (coordination d’attaques groupées) ou la manipulation d’images (deepfakes).
Enfin, le troisième niveau institue le harcèlement numérique criminel, passible de sept ans de réclusion criminelle et 150 000 euros d’amende. Cette qualification inédite s’applique lorsque le harcèlement a conduit la victime à une tentative de suicide ou au suicide. L’innovation majeure réside dans l’absence d’exigence d’un lien de causalité exclusif : il suffit que le harcèlement ait contribué, même partiellement, à l’acte suicidaire. Cette disposition répond aux difficultés probatoires souvent rencontrées dans ces affaires.
Sanctions complémentaires renforcées
En complément, le juge peut désormais prononcer des peines complémentaires plus diversifiées : interdiction d’exercer une activité professionnelle impliquant un contact avec le public pendant cinq ans, interdiction de détenir un compte sur les réseaux sociaux pour une durée maximale de trois ans, ou encore obligation de suivre un stage de sensibilisation au respect de la dignité humaine en ligne.
Création d’infractions spécifiques aux formes émergentes de cyberharcèlement
La loi de 2025 innove en créant des infractions autonomes pour appréhender les formes contemporaines de harcèlement numérique qui échappaient aux qualifications traditionnelles.
Le raid numérique devient une infraction distincte, définie comme l’action concertée de plusieurs personnes visant à imposer à un tiers, contre son gré, un contenu humiliant ou dégradant. Cette infraction est punie de deux ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. Le législateur a spécifiquement visé les phénomènes de meutes numériques, où des internautes se coordonnent pour cibler une personne, parfois via des plateformes comme Discord ou Telegram. La particularité de cette infraction réside dans sa dimension collective : chaque participant au raid est considéré comme coauteur, indépendamment du nombre de messages qu’il a personnellement envoyés.
Le doxing, consistant à rechercher et diffuser des informations personnelles sur une personne sans son consentement, est désormais puni de trois ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. La loi précise que sont concernées les informations relatives à la vie privée, l’identité ou les coordonnées d’une personne. L’infraction est constituée indépendamment des conséquences effectives de cette divulgation, le législateur ayant souhaité sanctionner le risque créé pour la victime.
La loi introduit également l’infraction de traque numérique, punie de deux ans d’emprisonnement et 30 000 euros d’amende. Cette nouvelle qualification vise les comportements consistant à surveiller ou espionner une personne par des moyens numériques (géolocalisation clandestine, espionnage via des logiciels malveillants, surveillance constante des activités en ligne). La particularité de cette infraction est qu’elle peut être caractérisée même en l’absence de contact direct avec la victime.
Enfin, le texte crée l’infraction d’usurpation d’identité numérique aggravée, punie de cinq ans d’emprisonnement et 150 000 euros d’amende lorsqu’elle vise à porter atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne. Cette disposition vient combler une lacune juridique, l’usurpation d’identité classique étant souvent insuffisante pour appréhender les cas où des comptes parodiques sont créés dans le but de nuire à la réputation d’une personne.
- Ces infractions peuvent être poursuivies même si les faits ont été commis depuis l’étranger, dès lors que la victime réside en France
- Les délais de prescription ont été portés à six ans pour l’ensemble de ces infractions, contre trois ans pour la plupart des délits
Responsabilisation accrue des plateformes numériques
La loi de 2025 marque un changement de paradigme dans l’approche juridique des plateformes en ligne. Jusqu’alors largement épargnées par les obligations positives, elles se voient désormais imposer un régime contraignant de coopération avec les autorités.
L’article 23 de la loi crée une obligation de modération proactive pour les plateformes comptant plus de cinq millions d’utilisateurs mensuels en France. Ces dernières doivent désormais mettre en place des systèmes automatisés de détection des contenus harcelants, sous peine d’une amende pouvant atteindre 4% de leur chiffre d’affaires mondial. La loi précise les critères techniques minimaux que doivent respecter ces systèmes, notamment la capacité à détecter les contenus similaires déjà signalés et à prendre en compte le contexte de publication.
Les plateformes sont désormais soumises à une obligation de résultat concernant le retrait des contenus manifestement harcelants. Elles disposent d’un délai de 24 heures à compter du signalement pour supprimer ces contenus. Ce délai est réduit à 1 heure pour les contenus à caractère terroriste ou pédopornographique. En cas de manquement répété, l’Autorité de Régulation de la Communication Audiovisuelle et Numérique (ARCANUM, qui remplace l’ARCOM) peut prononcer une sanction allant jusqu’à 20 millions d’euros ou 6% du chiffre d’affaires annuel mondial.
La loi instaure également un devoir de coopération avec la justice. Les plateformes doivent désormais conserver les données de connexion relatives aux contenus signalés pendant une durée d’un an, et les mettre à disposition des autorités judiciaires sur simple réquisition. Le refus de communiquer ces informations est puni de cinq ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende pour les responsables légaux des plateformes.
Un aspect novateur concerne l’instauration d’une responsabilité algorithmique. Les plateformes utilisant des algorithmes de recommandation de contenus peuvent voir leur responsabilité civile engagée si ces algorithmes ont contribué à amplifier la diffusion de contenus harcelants. Cette disposition, inspirée du Digital Services Act européen mais allant plus loin, oblige les plateformes à documenter le fonctionnement de leurs systèmes de recommandation et à démontrer qu’elles ont pris toutes les mesures techniques nécessaires pour limiter la propagation de contenus toxiques.
Création d’un référent national
La loi crée un poste de Délégué interministériel à la lutte contre le harcèlement numérique, chargé de coordonner l’action des différentes administrations et de servir d’interlocuteur unique pour les plateformes. Ce délégué dispose d’un pouvoir d’injonction à l’égard des plateformes en cas d’urgence, lui permettant d’ordonner le retrait immédiat d’un contenu particulièrement dangereux sans passer par une décision judiciaire préalable.
Procédures judiciaires adaptées et moyens d’enquête renforcés
Face aux spécificités du harcèlement numérique, le législateur a souhaité adapter les procédures judiciaires et renforcer les moyens d’investigation des enquêteurs.
La loi crée une procédure de référé numérique permettant à toute victime d’obtenir en urgence, dans un délai de 48 heures, une ordonnance judiciaire enjoignant aux plateformes de retirer les contenus litigieux. Cette procédure, accessible sans avocat, peut être initiée par voie électronique auprès du tribunal judiciaire. Le juge peut assortir son injonction d’une astreinte de 1 000 euros par jour de retard et par contenu maintenu en ligne. L’originalité du dispositif réside dans son caractère itératif : l’ordonnance peut prévoir que tout contenu identique ou substantiellement similaire devra également être retiré, sans nouvelle saisine du juge.
Pour faciliter la collecte de preuves, la loi autorise désormais les enquêtes sous pseudonyme pour l’ensemble des infractions liées au harcèlement numérique. Les enquêteurs peuvent, sans être pénalement responsables, participer sous un pseudonyme à des échanges électroniques, être en contact avec des personnes susceptibles d’être les auteurs de ces infractions, et extraire ou conserver des données sur les personnes impliquées. Cette technique d’enquête, jusqu’alors réservée à la criminalité organisée et au terrorisme, est étendue pour permettre l’infiltration des groupes fermés où se coordonnent souvent les campagnes de harcèlement.
La loi crée également un mandat de dépôt spécifique pour les infractions de harcèlement numérique. Les tribunaux peuvent désormais ordonner l’incarcération immédiate des prévenus condamnés à une peine d’emprisonnement ferme, même en l’absence de risque de récidive, lorsque les faits ont causé un trouble grave à l’ordre public numérique. Cette notion nouvelle dans notre droit vise à prendre en compte l’impact social des campagnes de harcèlement virales.
Sur le plan de l’organisation judiciaire, la loi prévoit la création de juridictions spécialisées dans la lutte contre le harcèlement numérique. Un pôle spécialisé est créé au sein de chaque cour d’appel, composé de magistrats formés aux spécificités de ces contentieux. Ces pôles disposent d’une compétence concurrente avec les juridictions de droit commun et peuvent se saisir des affaires les plus complexes ou médiatisées.
Coopération internationale renforcée
Pour faire face à la dimension transfrontalière du harcèlement numérique, la loi renforce les mécanismes de coopération internationale. Elle autorise explicitement les autorités françaises à conclure des accords bilatéraux avec d’autres États pour faciliter l’identification des auteurs d’infractions et l’obtention de preuves numériques. Elle crée également un point de contact unique au sein du ministère de la Justice pour traiter les demandes d’entraide internationale relatives au harcèlement numérique.
Le numérique comme espace de reconstruction : les dispositifs d’accompagnement des victimes
Au-delà du volet répressif, la loi de 2025 introduit des mesures d’accompagnement innovantes pour les victimes de harcèlement numérique, reconnaissant que la réponse pénale seule ne suffit pas à réparer les préjudices subis.
La création d’un fonds d’indemnisation spécifique constitue l’une des avancées majeures de cette loi. Doté de 50 millions d’euros pour sa première année de fonctionnement, ce fonds permet aux victimes d’obtenir une réparation financière rapide, sans attendre l’issue souvent longue des procédures judiciaires. Les victimes peuvent solliciter une indemnisation forfaitaire allant de 5 000 à 30 000 euros selon la gravité du préjudice subi. Le fonds est alimenté par une taxe spécifique sur les plateformes numériques, proportionnelle à leur chiffre d’affaires en France, ainsi que par les amendes prononcées pour les infractions de harcèlement numérique.
La loi instaure un droit à l’effacement numérique renforcé. Toute personne victime de harcèlement peut désormais exiger des moteurs de recherche qu’ils déréférencent l’ensemble des contenus liés à la campagne de harcèlement dont elle a fait l’objet, y compris les articles de presse ou commentaires mentionnant ces faits. Ce droit s’exerce par une simple demande adressée au moteur de recherche, qui dispose d’un délai de 72 heures pour y répondre. En cas de refus, la victime peut saisir la CNIL, qui dispose d’un pouvoir d’injonction assorti d’astreintes pouvant atteindre 100 000 euros par jour de retard.
Pour éviter la revictimisation, la loi crée un parcours judiciaire protégé pour les victimes de harcèlement numérique. Celles-ci peuvent bénéficier de l’assistance d’un référent numérique spécialement formé, qui les accompagne tout au long de la procédure, les aide à rassembler les preuves numériques et à exercer leurs droits. Les auditions peuvent désormais être réalisées par visioconférence, évitant aux victimes traumatisées de se déplacer. La loi permet également que les confrontations avec les auteurs présumés se déroulent sans contact visuel direct, par système audiovisuel interposé.
Sur le plan médical, la loi reconnaît officiellement le syndrome de stress post-traumatique numérique comme affection de longue durée, permettant une prise en charge à 100% des soins psychologiques nécessaires. Un réseau de psychologues spécialisés dans le traitement des traumatismes liés au harcèlement numérique est mis en place, avec des consultations remboursées intégralement par l’Assurance Maladie, sans avance de frais.
Enfin, la loi prévoit des mesures de réhabilitation numérique. Les victimes peuvent bénéficier d’une aide à la reconstruction de leur identité numérique, incluant l’accompagnement par des experts en communication digitale pour restaurer leur réputation en ligne. Un partenariat avec les principales plateformes permet également aux victimes de bénéficier d’un droit à l’oubli accéléré, avec suppression facilitée de leurs anciens comptes si elles souhaitent repartir de zéro.
- Ces mesures d’accompagnement sont coordonnées par les Maisons de protection des familles, dont les compétences sont étendues au domaine numérique
Cette approche globale, alliant répression, prévention et reconstruction, témoigne d’une compréhension approfondie des mécanismes du harcèlement numérique et de ses conséquences sur les victimes. Elle marque une évolution significative dans la manière dont notre système juridique appréhende les violences dans l’espace numérique, désormais considéré comme un prolongement de l’espace public traditionnel, méritant la même protection.